TO en classe pédagogie Freinet

THÉÂTRE DE L’OPPRIME EN PÉDAGOGIE FREINET
 article écrit pour l’ICEM (le mouvement Freinet) et publié par celui-ci. Voir notamment les chapitres 1 et 2,( 2.1 à 2.5) qui racontent les scènes de TF, ensuite, je raconte jeux, exercices, méthode, et réflexions  sur le fond.

0) prologue: je passe du « théâtre libre » au » théâtre de l’opprimé »
J’ai rencontré la pédagogie Freinet en mai 1968. Devenu instituteur peu après, j’ai très vite mis en place le théâtre libre dans ma classe unique à Oudeuil (60). Lorsque je m’interrogeais sur l’aspect conformiste du jeu des élèves (adultes dominant systématiquement les enfants), un échange avec les collègues du groupe départemental de l’Oise m’a particulièrement éclairé. Alors que je pensais avoir échoué parce que les enfants reproduisaient les rapports de dominations enfant/adultes dans leurs improvisations, ils m’ont permis de comprendre que je pouvais regarder autrement leurs créations : lorsqu’un enfant joue un adulte, il met en scène les rapports de force générationnelle et d’autorité patriarcale tels qu’il les ressent, les vit. Il prend son rôle au sérieux.
Or, le théâtre, c’est sérieux, ce qui se passe sur scène, c’est tout simplement vrai. Par conséquent les acteurs avaient mis en scène… la réalité.
Je pense à cette phrase que j’allais bientôt rencontrer : « l’image de la réalité est réelle en tant qu’image ».

Restait la question : comment sortir du conformisme et de l’ordre établi ? Avec un début de réponse : l’image théâtrale, celle des désirs, des rêves, est donc réelle, elle aussi. Alors… Et si on apprenait à jouer nos rêves ? Les vivre viendra peut-être ensuite.
En 1980, invité par des collègues de l’école moderne, j’ai participé à un stage de formation au Théâtre de l’Opprimé, rencontré Augusto Boal et suis allé voir des spectacles de théâtre forum : nouvelle révélation ! Je me suis formé à cette méthode notamment au cours d’un stage Freinet autogéré d’un mois, à l’École normale d’instituteurs, en 1983. Nous avions alors travaillé une semaine entière avec des formateurs du T.O. ce qui avait abouti à la création d’un groupe « théâtre de l’opprimé » au sein de l’IDEM 60 (institut départemental de l’école moderne).
Nous avions commencé par monter un théâtre forum sur nos propres problèmes de militants pédagogiques, pour le jouer ensuite au congrès ICEM de Nanterre. A notre grand plaisir, les congressistes venus nous voir jouer nous dirent : « Tu es venu visiter notre groupe ? Non ? Pourtant c’est bien lui qui est décrit » ! la situation présentait donc un aspect universel et ils s’étaient bien reconnus, malgré la particularité des anecdotes mises en scène.
Plus tard, nous avons nous-mêmes mené des ateliers TO avec des collégiens puis pratiqué dans nos classes.
Le récit qui suit relate un atelier hebdomadaire d’un trimestre avec des élèves. Chacun pourra y comparer le théâtre libre et le théâtre de l’opprimé. Je reviendrai sur cette question au dernier chapitre dans lequel j’aborderai les questions suivantes :
– un atelier hebdomadaire, chapitre 1 ;

– le spectacle de théâtre forum qui en est résulté, chapitre 2 ;
– une réflexion sur le processus adopté, chapitre 3 ;
– quelques jeux préparatoires, chapitre 4;
– quelques techniques de théâtre image, chapitre 5 ;
– références et réflexions chapitre 6 ;

1. Un atelier hebdomadaire à l’école Viala, Lille 2002.

Une partie de l’après-midi du lundi est consacrée à des ateliers décloisonnés où les enfants de CE2 et CM s’inscrivent librement, pour un trimestre. J’anime l’atelier théâtre avec 16 inscrits. Nous disposons d’une grande salle au sol en parquet ciré, très agréable. Les séances durent environ 1h 30, parfois un peu plus si on « mange » la récréation.

Comme d’habitude, je commence par proposer des jeux issus de « l’arsenal » du Théâtre de l’Opprimé, liés à nos cinq sens : sentir ce que l’on touche, entendre ce qu’on écoute, voir ce qu’on regarde, se souvenir des goûts, des odeurs, mettre en jeu plusieurs sens… Souvent, je propose un bref tour des ressentis de chacun·e après le jeu. Ensuite j’en arrive au théâtre image, puis au théâtre image avec création de personnages, enfin à l’improvisation, puis au théâtre forum. (Ces différents termes seront expliqués au fil du texte).
En cercle, je précise quelques consignes : ici, tout est libre :
– On peut se retirer discrètement d’un jeu qu’on n’aime pas, si possible sans gêner les autres. – Chacun·e pourra accepter ou refuser de jouer tel ou tel rôle sans avoir à se justifier.
– On peut raconter en dehors ce que soi-même on a fait dans les jeux, mais pas ce que les autres ont fait, et c’est encore plus vrai à propos des improvisations ou des récits.
– Nous choisirons ensemble la distribution des rôles et ce que nous montrerons au public si un spectacle final est prévu.

2. Le spectacle public
Il dure une heure trente avec les interventions du public et compte trois scènes. Nous verrons plus loin comment nous y sommes parvenus, après des jeux préparatoires, puis des techniques de  théâtre image qui ont préparé les récits et leur mise en scène théâtralisée.

2.1 Le rôle de chacun pendant la représentation
– Le joker ou la jokère (la personne formée au TO) mène la séance, présente les règles.
– Après chaque histoire jouée, les spec-acteurs pourront intervenir (un par un) mais pas depuis la salle, uniquement en venant sur scène, La circulation de la salle à la scène et retour est réglée par le joker.
– On vient sur scène de sa propre décision, ni poussé par un ami, ni (encore moins) par un adulte !
– Les acteurs conservent les rôles de leurs personnages, ne s’expriment pas en tant qu’eux-mêmes.
– Sur un clap du joker, les acteurs s’immobilisent en silence, se figent en plein mouvement.
– Après chaque intervention du public sur scène, le joker ou la jokère demande à l’intervenant·e « As-tu pu tenter ce que tu voulais tenter ? ». Il ou elle le ou la remercie, tente une synthèse et questionne la salle.

2.2 Première scène : « fille aînée, je fais tout »
Cette scène a eu un grand succès. Nicole fait la vaisselle, puis repasse, pendant que ses frères regardent la télé ou jouent. Dans la salle, les garçons rient, se donnent des coups de coude, en disant « Oui, oui, c’est bien comme ça» !

A la fin, je pose nos questions rituelles :
– Pensez-vous, comme Nicole, que ce n’est pas juste ?
Mouvements divers.
– Pensez-vous que ça pourrait être autrement ? (le public discute en mode brouhaha deux minutes).
– Nous allons rejouer la scène, et vous allez pouvoir intervenir. Voici comment : si un personnage te ressemble, si tu penses qu’il ou elle a la même volonté que toi, et si toi, à sa place, tu voudrais t’y prendre autrement, alors lève la main, j’arrêterai les acteurs, et tu pourras venir le ou la remplacer sur scène pour improviser une attitude différente. Les acteurs vont improviser avec toi, essayer de réagir comme le feraient leurs personnages dans la réalité.

Plusieurs filles sont vite venues sur scène remplacer Nicole, une d’elles a même tenté de donner le « fer à repasser» à son frère qui refusait en criant « j’suis pas une fille ! ».

Enfin, des garçons ont voulu venir jouer un frère solidaire de Nicole.
Enfin, des garçons ont voulu venir jouer un frère solidaire de Nicole.
Précisons que la repasseuse, munie d’une boîte en plastique, (son fer) et d’une vraie chemise, jouait le rituel du repassage à la perfection. Elle tenait donc sa boîte comme un objet véritablement brûlant. Au cours des remplacements, on a vu que les garçons qui acceptaient d’inverser les rôles traditionnels, laissaient facilement le fer « brûler » la chemise en omettant de le redresser avant de le lâcher ! Et Nicole ne manquait pas de le faire remarquer (rires). D’autres repassaient la chemise en laissant les manches emmêlées. « T’es vraiment nul ! »
Ces remarques suscitent la question de l’apprentissage : quand et comment on apprend, (et de qui) ? à faire la vaisselle, laver le sol, faire un gâteau, repasser, etc.
On a bien ri, surtout en entendant une fille dire à son (vrai) frère venu repasser sur scène : « Ce soir je dis à maman que maintenant, c’est toi qui va repasser !»

2.3 Deuxième scène : « je suis un garçon, mais… »
Stéphane, que j’ai en classe, semble bien dans sa peau et a tenu à jouer son propre rôle. On le voit vivre à l’école dans ses vêtements multicolores. En récréation il joue avec les filles, il est proche de certaines en classe… Une scène montre quelques conflits avec ses parents à propos de ses cheveux et de ses vêtements.
Une autre scène raconte enfin le fameux rendez-vous entre l’enfant, sa mère, et la psychologue. Stéphane tient à nous montrer une psychologue normative, bien sûr jouée par une enfant.
Elle interroge Stéphane sur ses goûts, fait de petites grimaces, questionne sa mère sur sa petite enfance. Stéphane s’énerve et se défend :
« J’ai bien le droit de jouer à l’élastique, non ? » Mais la psy lui rétorque : « Tu es un garçon, ne l’oublie pas ». La mère ajoute « Tu as compris ? Alors joue avec les garçons ».
Stéphane sort en colère, puis pleure.
Fin de la scène.

Bien conscient que les enfants ne peuvent pas eux-mêmes résoudre ce problème, je ne demande pas au public : « Que feriez-vous à la place de Stéphane » ? Mais je propose de venir sur scène sculpter l’image idéale (technique décrite plus bas).
Les enfants, l’un après l’autre, viennent modeler les acteurs (comme dans le jeu des statues, décrit plus loin) en leur montrant aussi quel visage faire (en miroir). On obtient vite un consensus : une mère et une psy approuvant Stéphane, qui est tout sourire.
Je demande ensuite « Dans la réalité, comment cela pourrait-il aller mieux pour Stéphane ? » (J’ai repéré dans la salle quelques adultes bienveillants). Aussitôt une femme vient remplacer l’enfant qui joue la psy. S’adressant à l’actrice qui joue la mère, elle lui demande :
– Vous avez peur de quoi ?
– …
– Qu’il devienne homosexuel ? C’est ça ?
– …
– Mais Madame, on ne devient pas homosexuel. Laissez le jouer et s’habiller comme il veut, ça ne changera rien ! L’homosexualité, ce n’est pas une maladie, ça ne s’attrape pas. Ce n’est pas interdit et c’est respectable…
Applaudissements, sans commentaire. Stéphane rayonne.
Je n’insiste pas en proposant d’autres remplacements. Il a été soutenu publiquement par une adulte, il l’a vécu, ressenti, et les enfants ont entendu.

Nous étions en 2002, Je pense que vingt ans plus tard, le débat aurait pu être différent. Les mœurs et les réflexions sur le genre ont évolué, heureusement.

2.4 Troisième scène : « Encore une bagarre aux toilettes ? »

Au cours d’un remplacement, une petite vient se plaindre auprès des maîtresses qu’un grand a ouvert la porte des cabinets pendant qu’elle y était, et s’est moqué d’elle. Réponse musclée de l’enfant qui joue la maîtresse :
« Je l’ai déjà dit à tes camarades qui se plaignent ! Pfft… On est deux, on surveille la cour et le jardin, on peut pas être partout, débrouillez vous entre élèves. »
Silence. Puis la petite venue remplacer l’enfant, ajoute tranquillement :
« Mais madame, je crois qu’il faudrait trois maîtresses en récréation : une pour la cour, une pour les toilettes et une pour le jardin. Pourquoi vous faites pas comme ça ? ».
Stupeur des enfants-acteurs qui jouaient les adultes, et qui ne savaient plus quoi faire. Gros applaudissements dans la salle.
Je savais qu’un conseil d’enfants allait avoir lieu, et j’ai pu constater plus tard que la question y avait été abordée, et… résolue: Béatrice, membre du personnel municipal, appréciée de toutes et tous, avait jusque là pour missions d’ouvrir et fermer les portes extérieures, soigner les bobos, nettoyer les vomis, balayer les couloirs, réconforter…
L’année suivante, ses taches ont été rediscutées avec elle, sa hiérarchie et l’équipe pédagogique. Elle se tient maintenant systématiquement, pendant les récréations, à l’entrée des toilettes, avec sa chaise et sa petite mallette d’urgence. Plus de bagarres d’eau, ni de portes qui s’ouvrent sauvagement. Le théâtre forum peut avoir des effets dans la vie réelle des institutions.

2.5 Remarques sur ces trois scènes.
Dès la première intervention, je me place en bord de scène, mais face à l’intervenant·e. Clap de début : improvisation. À moi d’arrêter l’intervention par un clap ou un stop, au moment où j’ai l’impression qu’on n’ira pas plus loin. Les acteurs s’immobilisent et tiennent la posture, sans commenter. Je demande alors à l’intervenant·e : « Est-ce que tu as pu faire ce que tu voulais ? Veux-tu continuer ? » et je remercie pour la tentative. Puis je pose des questions au public, en m’abstenant absolument de juger : « Ça va mieux comme ça ? », « Est-ce plus juste ? ». J’essaie de faire une synthèse de l’intervention, puis demande  « Qui voudrait prolonger cette intervention ? », « Qui a une autre idée, différente de celle-ci ? », Et j’ajoute…. « Ne raconte pas ton idée, viens la jouer ! »

Les interventions se succèdent, parfois contradictoires, ou surprenantes. Au cours des moments de forum il y a toujours des hésitations, des velléités d’intervention que je tente d’encourager, mais sans jamais obliger.
Quand c’est possible, il est agréable de terminer la séance par une intervention réjouissante, touchante ou optimiste.
Des formations au théâtre forum sont proposées sur le site www.reseau-to.fr

3. Retour sur le processus de création du théâtre de l’opprimé en classe

3.1 Comment les histoires qui seront jouées sont-elles arrivées dans le groupe ?

Par différentes techniques de théâtre image souvent par l’image à quatre, parfois suite à l’image de l’antagoniste, parfois par simple récit direct mis en scène ensuite, après des jeux d’image, ou par la technique « pilote-copilote » (techniques décrites dans l’ouvrage de Boal Jeux pour acteurs et non acteurs).

3.2 Choix des histoires à mettre en scène
Nous choisissons collectivement dans l’ensemble des improvisations déjà jouées, celles que nous allons mettre en scène. Elles appartiendront ainsi à tous, nous passerons du « je » au « nous ». Ce sont des sujets qui nous intéressent, évidemment, mais pas obligatoirement des situations que beaucoup de monde a vécu. Un sujet porté haut et fort par un enfant peut aussi être accepté par le groupe. Dans cette école, ce fut le cas de l’histoire de Stéphane, le seul garçon du groupe qui n’aimait pas les jeux dits « de garçon ».

3.3 Devons-nous arriver forcément à un spectacle public ?
Le spectacle public n’est pas le seul aboutissement à envisager. La décision de rendre public certaines histoires appartient aux participant·es. On peut, au cours d’une séance, jouer une scène et « faire forum » aussitôt entre nous, (c’est-à-dire proposer des remplacements avec la dizaine de  spec-acteurs constituée par le reste du groupe). Je commence toujours avec un forum au sein du groupe, même si un spectacle public est prévu. C’est toujours une réflexion en actes, très riche et les questions de trac ou de pudeur ne sont alors pas du tout les mêmes. Cela permet d’expérimenter des changements d’interprète pour certains rôles.
On doit aussi tenir compte du temps nécessaire pour parvenir à un spectacle public : mon atelier hebdomadaire me faisait disposer de vingt à trente heures.
Quelles scènes vont devenir publiques ? Vers la 5 ou 6ème séance de mon atelier hebdomadaire, nous nous interrogeons avant de les jouer à l’extérieur (cette année là, nous allions jouer pour deux classes, puis au cours d’une fête, et dans une rencontre scolaire). Deux questions :
– Que voulons-nous montrer de ce nous avons joué jusque là entre nous ?
– Quelles questions voulons-nous poser au public ?

3.4 exercices de mise en scène pour un spectacle public.
Pour préparer un spectacle public, compter entre entre une et deux heures pas scène :
On peut faire un travail d’acteur, et enrichir la scène. Tous les enfants peuvent proposer une variante, une autre interprétation, ou un élargissement de la question sur le mode « je critique, je propose ». Ensuite, nous essayons d’approfondir les volontés, les motivations des personnages, puis nous théâtraliserons le jeu (voix, placements, décor, style de jeu) :
a) Pour chaque scène, je propose une répétition dite « à style ».
Je choisis alors parmi les styles suivants celui qui pourrait renforcer leur jeu :
– en exagérant tous les gestes, comme si les bras et les jambes mesuraient deux mètres,
– en exagérant les regards, comme si les yeux lançaient des rayons lumineux,
– en exagérant la longueur des déplacements des acteurs, leur positionnement sur le plateau, suivant l’état d’esprit du personnage,
– en chantant comme à l’opéra, ou en dansant, ou…
J’emploie le mot exagérer, mais il s’agit plutôt d’amplifier, de magnifier c’est-à-dire de rendre plus grand tel ou tel aspect.
Il arrive que les enfants me questionnent : « On va vraiment jouer comme ça ? » Je demande alors de chercher ensemble ce que cette répétition à style a apporté à chaque personnage : c’est ce qu’on décidera de garder pour la représentation.
Certains personnages ont besoin d’être renforcés, notamment si la scène ne permet pas de comprendre quelle est vraiment leur volonté (concrète et générale), quelles sont leurs motivations, leurs peurs, leurs espoirs, leurs croyances.

b) Je propose aussi l’interview de personnage
On imagine un plateau de télévision, nous sommes tous journalistes et questionnons un invité : il s’agit du personnage à renforcer. En général je pose la première question sur un ton protocolaire. « Bonjour madame, monsieur, ou jeune homme, jeune fille, merci d’avoir accepté notre invitation, je voudrais vous demander… » Chaque enfant peut ensuite poser sa question, sur le même mode. Quelques exemples :
-Madame, pourquoi ne donnez-vous pas le repassage à faire à votre fils ?
-Madame, pourquoi pensez-vous que les filles repassent mieux que les garçons ?
-Madame, vous-même, petite, vous aidiez vos parents ? À quoi ? et vos frères ? 
-Madame, voulez-vous que ces habitudes-là changent ? Pourquoi ?

L’acteur doit répondre comme le ferait son personnage et pas selon ce qu’il pense lui-même. Bien entendu, le groupe aide l’acteur en proposant lui aussi des réponses.
Après quelque séances, les récits personnels sont devenus des histoires, nous ne les avons pas écrites, mais fixées par improvisations successives. Éventuellement, je peux maintenant les écrire ! Il y a souvent trois histoires, parce que trois scènes permettent à tous les enfants de jouer, et les mises en scène peuvent avoir lieu dans le temps imparti. Cela donne au spectacle lui-même une durée raisonnable.

c) Ensuite, nous travaillons à l’accueil du spec-acteur sur scène
Il ne s’agit pas de le ou la faire taire, mais d’improviser en fonction de la volonté de nos personnages. Nous serons là pour lui résister, mais aussi pour qu’il puisse jouer sa proposition !

Faire forum entre nous permet de nous exercer. C’est un dosage délicat, dont le joker est le garant, et qui reste sous le contrôle du public : s’ils pensent, que dans la réalité tel ou tel personnage réagirait différemment, les spec-acteurs, pourront dire « stop » Serait-il plus oppresseur ? Plus conciliant ?

4. Quelques jeux préparatoires
Les jeux revêtent pour nous une grande importance dans leur rôle d’échauffement et de cohésion du groupe, bien sûr, mais nous les considérons aussi comme des métaphores de la réalité. Ils peuvent éveiller des souvenirs, amener des thèmes et des récits. J’en présenterai ici quelques-uns accessibles sans formation spécifique au T.O. (parmi beaucoup d’autres, notamment liés au rythme).Voir le livre de Boal : Jeux pour acteurs et non acteurs).
Ces jeux ne sont évidemment pas pratiqués en une seule séance, et je veille à ce que la première séance comporte déjà une partie « théâtrale ».

4.1 Occuper l’espace (de 10 à 30 minutes) ni préparation, ni pré-requis)

Marcher en silence, sans toucher les autres, en se dispersant le plus possible. A mon stop (je tape dans mes mains), on colle ses pieds au sol. On regarde : où y-a-t-il des espaces vides ? Clap, on repart, en essayant, cette fois, de ne pas laisser de vide… Clap. Etc.
Compliquons un peu : au clap, si je vois un espace vide je tente rapidement mais discrètement de le combler !
Ce jeu a beaucoup de variantes, en voici une que j’utilise souvent lors de la première séance : « Marchez seul·e, avec personne autour de soi. Au clap, instantanément, groupez vous par deux. Vite, chaque petit paquet doit veiller à ce que tout le plancher soit occupé. On recommence, groupez vous par trois, puis par cinq… huit ! (agrippe toi aux autres).

Je peux attribuer des critères aux regroupements (avec ou sans nombre imposé), être de la même taille, de la même couleur de pantalon, de chemise, de cheveux, et même d’yeux ! (sans parler) ou au contraire : ne pas avoir ceci ou cela en commun…

Intérêts de ce jeu : aiguiser la prise de conscience de la place occupée par les autres dans l’espace, rompre avec la tendance à se regrouper toujours avec les mêmes, ici, l’urgence d’équilibrer le plateau prime sur le désir de retrouver ses ami·es.

4.2 Complétez l’image (de 10 à 30 minutes) aucune préparation ni pré-requis)
Je propose ce jeu dès le premier matin dans quasiment chaque atelier. En voici le déroulé :
En cercle, une personne vient au centre, prend une posture fixe : une image dans notre jargon. Une autre personne vient compléter cette image, en prenant à son tour une posture en lien avec la première posture. On se touche ou pas, on se regarde ou pas, mais il s’agit bien d’une scène à deux personnages. On tient l’image, c’est-à-dire qu’on reste fixe, yeux compris, quelques secondes.
Je demande ensuite à la toute première personne de quitter l’image, quelqu’un d’autre vient lui succéder en complétant l’image au gré de son inspiration, et si possible bien différemment ! Ainsi de suite. Les rires fusent quand on est surpris par le changement de signification.

Parfois les situations sont reprises et proposées le lendemain, des thèmes surgissent quand on propose de verbaliser les projections que le groupe fait sur les images ainsi produites.

Quand je demande « Que projettes-tu ? », « Cela te fait penser à quoi ? » ou « Tu te souviens de quoi ? », c’est une manière de voir comment chacun s’implique dans cette image. Il y a parfois plusieurs projections divergentes. Il ne s’agit surtout pas de devinette du genre « Qu’ont-ils voulu dire ? ». Je précise d’ailleurs que les acteurs, c’est-à-dire ceux et celles que nous regardons, doivent rester muets. Cet apprentissage de la projection plutôt que de la lecture univoque est fondamentale, et le sera plus encore lors de jeux d’images complexes. Boal, le fondateur du théâtre de l’opprimé, nous répétait d’ailleurs à l’envie : « L’image est polysémique ».

Si l’ambiance le permet, je crée des sous-groupes de trois ou quatre personnes qui fonctionneront simultanément de la même façon. Le regard des autres et mon regard de joker, sont alors moins présents, moins pesants. Il est ainsi plus facile de se « lâcher ». Ce jeu permet aussi de se désinhiber, car même une posture malpolie est proposable, si c’est juste pour quelques secondes.

« On peut donc, dans ce groupe, parler de tout ? » De beaucoup de choses en tout cas, avec la confiance qui se crée. Et n’oublions pas que si les écrits restent, les images théâtrales, elles, s’envolent !
Une variante :
« Reprenez l’image précédente, souvenez-vous, qui était là » ? Puis « Reprenez la précédente ». On remonte ainsi jusqu’à la première image créée. Sourires, tous sont ravis de constater que finalement, on y arrive très bien, avec ses propres souvenirs et ceux des autres « Mais si ! Toi, tu étais comme ça ! » Cette réussite valorise le groupe et chaque participant·e.
Une autre variante :
Lorsqu’il s’agit d’un groupe réuni pour travailler sur un thème qu’il a déjà choisi, on peut orienter la lecture des images : « A partir de maintenant, interprétez chaque image en décidant que la scène se passe par exemple au travail, (ou en famille, en réunion)… et commentez. »
Et encore :
« Complétez l’image, mais en prenant maintenant le pouvoir sur l’autre, ou au contraire en vous soumettant, ou en ayant peur, ou… »

4.30 Le chat et la souris :jeu d’intégration à proposer au début d’une séance d’atelier.
En cercle, on se groupe par deux, avec son voisin ou sa voisine. Chacun·e met ses mains sur ses propres hanches, les coudes bien ressortis, pour s’accrocher ainsi par deux. Si le groupe est impair, j’explique que l’enfant restant sera la souris, moi je serai le chat, provisoirement. Au ralenti, la souris court vers un groupe, s’accroche par le coude à un des enfants : la souris est alors sauvée ! Attention : on ne peut pas être trois dans un groupe, l’enfant du groupe de deux qui n’a pas été accroché doit donc sortir et se sauver, il est maintenant la souris que je poursuis. Bien sûr, comme à touche touche, les rôles souris-chat s’inversent si je l’attrape.

Conseil : essayer d’abord plusieurs fois au ralenti, pour que le mécanisme soit bien compris. On s’amuse beaucoup. Ce jeu à la vertu de mélanger les participants, de casser les paires qui ne se lâchent pas (les 2 copines, les 2 copains) voire parfois d’intégrer un·e enfant ressenti·e comme différent.e, et peu choisi·e. Ce jeu a des variantes, que je propose en général lors d’une autre séance.
La variante « Tex Avery »
Chez cet auteur de dessins animés, on voit un chat se cacher derrière une bouche d’incendie, le chien qui le poursuit se précipite vers la cachette, mais surprise ! Ce n’est pas un chat qui en sort mais un immense lynx, plus fort que lui ! Le chien devient alors celui qui est poursuivi. Quand le chien se réfugie à son tour, c’est un énorme loup qui sort de la cachette et poursuit le lynx ! Etc.

Il est préférable de commencer au ralenti. Quand un enfant se réfugie en s’accrochant au bras d’un enfant d’un duo, l’autre enfant du duo sort alors en poussant un cri, le poursuivant se retrouve alors devant un monstre plus gros que lui, et doit fuir.
Pour limiter la confusion et régler le jeu, je montre du doigt celui ou celle qui sort d’un duo en lui disant « Crie ! Crie, c’est toi le féroce maintenant ! »
Évidemment on assiste à des collisions, l’ancien poursuivant se jetant dans les bras du nouveau poursuivant, alors qu’il pensait atteindre le poursuivi… Les volte-face soudaines sont drôles, y compris avec des adultes.

4.4 Guider son aveugle : jeu d’intégration développant l’observation, le toucher, la confiance, la responsabilité… (de15 à 30 minutes)
Là aussi on se met par deux. Si le groupe est impair je demande au dernier enfant de rester avec moi pour m’aider.
Dans chaque paire un enfant se met devant l’autre et ferme les yeux. L’autre, le guide, ne doit pas lui parler mais le promener dans la pièce, grâce à un code. S’il pose ses mains sur les épaules de l’aveugle, celui-ci avance droit devant lui. S’il appuie, il marche plus vite.
Le plus important : s’il retire ses mains, c’est un stop immédiat ! (peut-être y a-t-il un mur, ou plus souvent d’autres enfants devant lui). J’aime parler de la « voiture aveugle ». Le conducteur doit d’abord vérifier que les freins marchent bien.
J’ajoute des consignes : une main sur l’épaule gauche, on tourne à gauche, sur la droite, on tourne à droite, sur la tête (ou dans le dos) on recule.
Après un essai fait par une paire, tout le monde va évoluer en même temps, lentement pour commencer. L’élève resté avec moi circule et m’aide à éviter les collisions.
On joue quelques minutes, puis toujours sans parler, on passe aussitôt à la réciproque : celui qui était aveugle devient le guide.
Les échanges verbaux viennent ensuite, d’abord brièvement par deux, puis en grand cercle. J’aime bien demander : qui préfère être guide ? Qui préfère être la voiture aveugle ?

J’ai parfois vu les enfants reprendre ce jeu dans la cour de récréation.

4.5 L’hypnose : jeu d’intégration (Environ 20 minutes).
Ce jeu est proche du précédent. Je ne propose donc pas les deux jeux dans la même séance.
Par deux, guider l’autre en plaçant ma main devant son visage, les bouts de mes doigts face à son front, la paume de ma main face à son menton. Mon partenaire maintient vingt centimètres de distance entre son visage et ma main. Je peux donc le faire reculer, avancer, lui faire pencher la tête, le faire se baisser, etc., le promener dans la salle. Bien sûr, on passera ensuite à la réciproque.

Je me souviens des rires quand une petite de CE2 m’avait fait ramper au sol !
Ce jeu, facile, je l’ai même pratiqué avec les spectateurs dans une salle de deux cents personnes.
Nombreuses variantes : guider deux personnes avec deux mains, se guider mutuellement… Donner un « sens » au guidage (je te guide pour…)

Là aussi, il arrive que les enfants jouent ensuite à « la main qui guide » au cours de leurs récréations.

5. Des techniques de théâtre image

Quelques techniques faciles à mettre en œuvre, sans formation spécifique au T.O. Ce que nous désignons par technique, est un enchaînement de plusieurs jeux ou exercices. Ci-dessous cinq techniques de théâtre image.

5.1 L’image du mot
Une technique très simple. (de 15 minutes à 1 h 30)
On s’installe en cercle. Je demande une liste d’émotions. J’annonce par exemple « joie » et je donne un clap sonore avec mes deux mains. (d’autres préfèrent une clochette). Au clap, tout le monde se retourne vers l’extérieur du cercle, pour sculpter rapidement avec son propre corps une statue de la joie. Puis chacun·e redevient neutre, se retourne vers le centre, et au clap suivant, tous montrent leur statue en même temps. Ontient l’image, mais en tournant les yeux à droite et à gauche, on essaie de regarder les autres.

Sans lâcher l’image, on essaie de se rapprocher des statues qui nous ressemblent, de s’éloigner de celles qui, non, finalement, ne nous ressemblent pas… Clap stop !
On obtient quelques « paquets de statues ». Nous allons projeter nos interprétations sur chaque paquet, en le considérant en entier, et pas sur chaque statue isolément.

Toutes les projections sont acceptées. Les statues ne répondent pas, ne se corrigent pas. J’en profite pour préciser qu’au théâtre c’est ce que les spectateurs voient qui compte ! Pas ce que les acteurs voulaient montrer.
On entend par exemple: « On dirait qu’ils sont joyeux parce que c’est bientôt Noël », ou « Parce que l’équipe de France a gagné » ou « Non, il sont pas trop joyeux !», « Ils font semblant car ils ont entendu une nouvelle qui ne leur plaît pas », etc.

On continue plus ou moins longtemps avec d’autres émotions, suivant les besoins et l’énergie du groupe.

Une variante :
S’installer face à celui ou celle qui ne me ressemble pas mais que je complète ! On donne ensuite la parole aux acteurs tout en leur demandant de tenir l’image. On peut voir apparaître des personnages qui leur tiennent à cœur et dont ils reparleront plus tard.

Me reviennent en mémoire des remarques qui avaient permis la création d’une scène sur les supposées « préférées » de l’enseignant : « Toi, tu fais des faux sourires pour que le maître t’aime bien », « Toi tu fais semblant… ». Les garçons avaient ensuite mis en scène les artifices utilisés par les filles pour faire sourire l’enseignant : jupes qui volent, tresses qui dansent. Bien sûr, j’avais ensuite proposé aux filles de montrer à leur tour comment les garçons « friment » ou « s’y croient ».

Tout cela est affaire d’intuition. Si je perçois que des thèmes commencent à apparaître, je favorise leur expression.

5.2 Le marché aux statues Jeu d’image simple, avec projections (de 15 mn à 1 h).
Ce jeu, plaisant en soi, est une bonne préparation aux différentes techniques de théâtre image. Je peux le proposer lors de la première ou seconde séance.
Avec un enfant volontaire, je montre comment je sculpte une statue, en commentant mes gestes : « Disons que tu es en pâte à modeler. Je vais te modeler, tu te laisses faire, sans essayer de deviner ce que je veux produire comme forme. Si je te prends un coude et le lève, ton bras suit, forcément. Je vais doucement, car cette pâte à modeler est très précieuse ! Ne va pas plus haut, laisse moi faire, n’essaie pas de devancer mes intentions. Maintenant si je lâche la pâte à modeler, tu restes dans cette position. Je peux aussi te pencher, te mettre un genou en terre, modifier de nouveau ton bras, tes doigts… » Pour préciser le visage je ne le modèle pas, je me mets face à l’enfant, et lui demande de m’imiter comme un miroir. Je montre avec mes doigts dans quelle direction doit aller son regard.
Ensuite on forme deux lignes parallèles, les enfants de la ligne A vont sculpter ceux de la ligne B. Je précise qu’on fera ensuite la réciproque, et qu’il vaut mieux donner des positions que votre partenaire pourra tenir quelques minutes.

Puis les enfants de la ligne A regardent les statues de la ligne B. Chacun·e va maintenant déplacer sa propre statue, sans qu’elle change de forme, pour la mettre en relation avec au moins une ou deux autres statues. Pour ne pas avoir à les porter, nous considérerons que les statues peuvent marcher (mais sans déformer le reste du corps). Ensuite je demande : « Cette magnifique sculpture collective, pourrait-on la mettre sur un rond point ? ou dans la cour de l’école » ? (rires).
Suivant le temps dont on dispose, on peut défaire les regroupements de statues, en proposer d’autres, les spectateurs (pas les auteurs) donnent des noms aux œuvres.
Enfin je demande « Qui voudrait faire son  marché dans ce musée, en choisissant quelques statues pour représenter une scène ? » Les spectateurs donnent un titre au tableau réalisé. J’accepte de légères modifications sur certaines statues. On s’amuse quand on entend « On dirait une bagarre dans la cour » puis « Non, un match de foot » ou « C’est la fête »…

Il existe de nombreuses variantes :
-Créer des couples de statues, des trios, varier les regroupements…
-Proposer des titres, des thèmes que des volontaires réaliseront. Par exemple : « Qui pourrait faire la sortie de l’école ou un repas de famille avec ces statues » ?
-Inviter les spec-acteurs à venir tracer avec leur index, une bulle imaginaire (comme celles des bandes dessinées) devant la bouche d’une statue et énoncer à haute voix la phrase qui serait dans cette bulle, pour faire parler le personnage. L’enfant sculpté reste muet.
Remarques et conseils
Ne pas oublier de ménager des temps de repos, de relâchement, où les statues secouent leurs membres ! Surtout, penser à garder du temps pour faire la réciproque.
C’est aussi l’occasion d’apprendre à toucher les autres avec respect. Insister pour que le sculpteur touche vraiment l’autre, pas seulement l’effleurer. Demander que le sculpté laisse l’autre porter le poids de son bras ou de sa jambe. C’est au sculpteur de pousser vraiment, et de ne pas se contenter de faire des signes. Préciser que si un enfant ne souhaite pas être touché ni toucher, il en a tout à fait le droit. Il peut alors utiliser la technique du miroir. Cet exercice permet de s’entraîner à créer des images sur des situations que les enfants pourraient aborder.
Dans cet atelier une sculpture avait reçu le titre : « Une famille avant le repas ». Cela avait provoqué beaucoup de commentaires et suscité, à la séance suivante, un récit à propos de la répartition (injuste) des tâches entre garçons et filles.

5.3 Technique de l’image idéale
Nous partons d’une image fixe, si possible d’un « moment crucial ». On mémorise bien l’image, on l’appellera « l’image réelle ».

Puis chaque spect-acteur qui le désire pourra venir modifier un ou deux personnages, en les sculptant pendant trois ou quatre secondes pour améliorer la situation. Les enfants se succèdent, font et défont les changements proposés, jusqu’à ce qu’on arrive à une image qui fasse consensus. On l’appellera « l’image idéale » de notre groupe.

Ensuite, pour tenter de comprendre ce qui empêche l’idéal d’exister, on reprend « l’image réelle » et à chaque clap de l’animateur (toutes les 2 secondes par exemple) chaque personnage fait un seul mouvement (pas deux !) vers l’image idéale, jusqu’à ce qu’on y parvienne. Puis, on reprend « l’image réelle » et cette fois, clap par clap, chaque personnage fait un mouvement, mais… dans le sens de la volonté de son propre personnage. Ainsi l’opprimé·e et ses éventuels alliés font un geste vers l‘image idéale, tandis que d’autres font un geste vers l’image réelle qu’ils veulent maintenir.

De temps à autre, le joker interrompt brièvement la succession des claps pour que chaque acteur puisse voir où en sont les autres personnages.

La discussion qui suit tournera autour des difficultés rencontrées pour modifier l’image réelle et, par extension, provoquera une réflexion sur les résistances au changement, leurs raisons, dans notre environnement réel.

5.4 Les récits directs (sans théâtre image préalable)
Il est tentant de procéder par récit direct quand on n’a pas de formation spécifique au théâtre de l’opprimé. Au fur et à mesure des jeux, exercices et improvisations, des thèmes surgissent. Je les énonce et les note au tableau. Par exemple :
– La maîtresse n’a jamais le temps pour moi.
– Dans la rue on me traite de « sale étranger·e ».
– Pourquoi les adultes (ou les grands frères) ont-ils toujours raison ?
– Personne ne veut jouer avec moi.
– Pourquoi j’ai pas le droit de jouer à la console ? (ou regarder la télé, etc.).
– Pourquoi doit-on toujours obéir aux adultes même si…

Ce genre de liste peut susciter des « récits directs » de situations vécues.

Le passage du récit direct à la mise en scène :
L’auteur·e (aussi nommé l’apporteur·e d’histoire) choisit trois enfants ou plus qui veulent bien jouer avec lui ou elle. On obtient trois ou quatre groupes. L’auteur·e sera metteur·e en scène. C’est lui ou elle qui raconte, puis propose la distribution. En quinze minutes environ, (ne pas passer trop de temps à discuter), chaque groupe prépare sa scène, en l’improvisant. Deux obligations :
1) L’auteur·e jouera soit son propre rôle, soit le rôle de principal·e antagoniste.
2) Dans ton récit tu n’inventes rien, tu n’utilises pas les termes « en général » ou « parfois » mais tu parles de « cette fois-là ». Par contre, dans l’improvisation, chacun pourra colorer son personnage suivant son ‘inspiration.
Chaque petit groupe joue devant les autres, je tiens à ce que toutes les histoires soient jouées avant la fin de la séance. Je fais applaudir toutes les improvisations, et demande à l’auteur·e ses réactions, puis je m’adresse au reste du groupe : « Voyez-vous quelque chose d’injuste ? », « Connaissez-vous ce genre de problème ? »

6. Réflexions générales

6.1 Le cadre institutionnel que j’estime nécessaire :
La garantie d’une parole libre, non surveillée, des enfants volontaires et bien sûr… une école ou une classe où la parole des enfants sera au minimum entendue et, je l’espère, discutée.

Nota : instituteur à mi-temps, j’ai une fois refusé d’intervenir en TO dans une école où la commande était « Faites-les s’exprimer, on ne les tient plus, ça leur fera du bien de se défouler ». Je savais que les propositions des enfants n’auraient pas beaucoup de chance d’être entendues. Or, s’exprimer ne suffit pas, si cette expression n’est pas prise en compte, si des réponses (négatives ou positives) ne sont pas apportées. Cela reste vrai pour des citoyens adultes !

6.2 Les effets des ateliers de théâtre de l’opprimé

Il arrive que l’institution accepte de changer certaines pratiques, comme l’école Viala qui avait réparti autrement les rôles des adultes.

Au sein du groupe, on ressent les bienfaits de ce travail en coopération. On s’intéresse aux récits des autres, on en repère les ressemblances et les différences, on passe du je au nous, en se reconnaissant dans les problèmes rencontrés par les autres. On passe du je au nous, on réalise qu’on a besoin des autres pour jouer sa propre histoire. Ils vont m’aider à construire ma scène, et donc ma réflexion.
Une intelligence collective se développe au sein du groupe, et avec l’ensemble du public.

Les membres du groupe ont la fierté d’avoir joué en public, d’être reconnus, ils ont acquis plus de confiance en eux, d’empowerment comme disent certains.
Mais le plus important, je pense: devant un problème, une injustice, une incompréhension, les participant·es ont appris à faire forum soit dans leur tête, soit en parlant avec d’autres. Ils, elles se sont entraîné·es à réfléchir à des alternatives, à plusieurs attitudes possibles.

6.3 Théâtre de l’opprimé et théâtre libre.
Vous avez sans doute fait des comparaisons en lisant ce texte. Personnellement je dirais que le T.O. met en œuvre, à côté des improvisations spontanées, des techniques précises avec un déroulement et un joker qui donne des consignes. Mais est-ce si différent ? L’enfant reste maître de ce qu’il produit, c’est pour moi l’important.

Chez Freinet, le  texte libre par exemple, est suivi en aval d’une procédure de correction ou de mise au point collective, d’une méthode de choix des textes à publier puis d’une technique de publication.
Au TO, l’improvisation elle-même est souvent préparée par des techniques en amont de la création, et suivie d’autres techniques en aval. Ces techniques en amont notamment le théâtre-image, aident à l’ancrage dans le réel, la mise en lumière des volontés et des injustices.

6.4 Utilité du T.O.
Le théâtre de l’opprimé ne cherche pas à remplacer d’autres formes de théâtre, la méthode met l’opprimé·e au centre, elle est adaptée à une réflexion collective et active sur les injustices et sur nos souhaits.
Le théâtre de l’opprimé est fait pour repérer des injustices, émettre des souhaits, essayer d’imaginer l’idéal, et chercher ensuite comment s’en rapprocher.

J’ai constaté que le T.O. permet aussi de réfléchir aux relations au sein même de la classe, notamment à la « place du maître ». Personnellement j’ai pu aussi découvrir des facettes de ma personnalité dont j’étais peu conscient, j’ai ressenti comment les enfants interprétaient certaines de mes attitudes, quand ils m’ont sculpté en théâtre image ou ont joué « le maître » dans des scènes de classe.

Je pense que le plus important, c’est d’avoir appris à faire forum : les participant·es, face à un problème, une injustice, une incompréhension, peuvent maintenant faire forum parfois simplement dans leurs têtes, parfois en échangeant avec d’autres, parfois en agissant. Ils et elles se sont entraîné·es à réfléchir à des alternatives, savent que plusieurs attitudes sont possibles.

Ils ont fait un pas vers l’abandon de la fatalité, un pas vers l’action citoyenne.

RÉFÉRENCES
Les jeux, exercices, et techniques dont je parle m’ont été appris par le mouvement d’Augusto Boal, notamment dans son centre de Paris dont j’ai été 12 ans sociétaire.

Homme de théâtre et militant politique brésilien, il a été emprisonné pendant la dictature militaire ; fondateur du Théâtre de l’Opprimé, honoré par l’UNESCO, il est décédé en 2019 laissant un mouvement mondial. Il a notamment écrit : Jeux pour acteurs et non acteurs et Le théâtre de l’Opprimé aux éditions La Découverte. Il existe aussi une sélection illustrée de jeux et techniques, à commander à : silasada@lilo.org

En 2022 le site www.reseau-to.fr rassemble une trentaine de groupes qui pratiquent la méthode du T.O. en France. On y trouve notamment « où se former » au théâtre image, au théâtre forum, au rôle de joker, et bien sûr : qui contacter et « où voir un théâtre forum ».

.Pour toute question, ou pour obtenir un coup de main ponctuel dans votre classe, n’hésitez à me joindre. Tel : 06 85 54 99 68. ou jf.martel@orange.fr Et bien sûr, vos remarques m’intéressent ! Jean-François Martel

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