Théâtre Forum «LA MAIN AUX FESSES» du groupe Et Toc! toctoctoc@riseup.net
1ère du BARATHON, NOTRE TOURNÉE DANS LES BARS.et… DERNIER THÉÂTRE FORUM AVANT CONFINEMENT !
par JF Martel jf.martel@orange.fr
Me voilà ce samedi 14 mars 2020 vers 13h, dans la salle d’attente de la petite gare d’Eymoutiers. Anecdote sur notre admirable service public: je suis à une heure de Limoges où je n’avais eu que 3 mn pour changer de train… juste juste ! Mais l’adorable contrôleur du train précédent avait demandé par téléphone à un de ses collègues de Limoges de m’accompagner, de porter ma valise, et de retarder le départ de ma correspondance d’une min ou deux !… Nostalgie de l’époque où pouvait toujours « s’arranger avec le contrôleur ».
Chloë m’y retrouve avec sa petite Aïda, 4 ans ½ qui, comme ma petite fille Ariane, a la langue bien pendue ! Mais les consignes actuelles sont de ne pas s’approcher des enfants, redoutables porteurs sains, zélés propagateurs du virus. Chloë m’invite à manger chez elle, nous sommes rejoints par Marion et Marco. Gestes barrières, ni bises bien sûr, ni mains serrées ! Nous partons ensuite retrouver le reste de l’équipe sur le plateau des 1000 vaches.
Royère de Vassivière, bar l’atelier : « Ce soir, je limite à 90 personnes » dit le barman à Manou, notre jokère. Ce sont les consignes en application jusque là. Ambiance très sympa dans ce bar sans télé, ni musique assourdissante, avec des tracts ici et là, un magasin de fringues et produits locaux, des salles à l’étage pour les associations du coin, une petite scène avec lumières, ( 20 cm de haut, 4m sur 4m) utilisée souvent pour des orchestres.
Toute l’équipe se colle tranquillement à l’installation de tentures, la préparation du fond, du décor, des projos, tout est spontané.
ORIGINES DE LA SCENE ET DU GROUPE :
Ils se sont formés au cours d’un stage animé par Aude, voilà moins de deux ans, sont venus à la 12ème rencontre du Réseau TO. Marco et Marion ont suivi un stage « techniques introspectives » de Naje, le groupe a aussi travaillé avec Noémie et Annabelle (Ficelle), Briag a vu le TF de Marilableu à Toulouse, d’autres celui sur le SIDA de Naje : Ils sont tous passionnés !
La scène actuelle vient de ce premier stage. Elle a donc survécu au stage, et a déjà été jouée et retravaillée. Le projet actuel : une tournée dans les bars, le BARATHON.
Tou.te.s sont bénévoles, dont deux intermittents. La veille au soir en réunion, ils ont encore constaté la difficulté de trouver des dates communes entre eux… D’ailleurs dans la distribution (jokère + 5 comédien.nes + 1 TK) il y a 2 comédiennes à remplacer aujourd’hui.
PREPARATION AU JOKAGE :
Manou me demande de la soutenir si besoin, depuis la salle.
Une actrice m’avait même demandé au téléphone d’ « être joker adjoint dans le public ». Oh là là ! Concrètement Manou souhaite simplement pouvoir m’interpeller si elle se sent débordée par des échanges sauvages depuis la salle. Je lui dis qu’elle n’aura probablement pas besoin de moi, mais que si ça arrivait je pourrais simplement dire : «euh… je crois que nous devrions tous arrêter de parler et plutôt aller faire en montant sur scène ! » Surtout, je dirais nous et pas vous. « OK » !
« ET SI CERTAINS DANS LA SALLE, PRENNENT LE PARTI DU L’OPPRESSEUR » ?.
Ce midi c’était la question, pas venue par hasard : l’histoire mise en scène vient précisément du bar où ils vont jouer ! La serveuse qui a apporté l’histoire sera elle-même dans la salle, et… peut-être quelques machos seront-ils là, eux aussi ?
ECHAUFFEMENT DE L’EQUIPE
Nous montons dans une des salles, Manou anime. Tout le monde, concentré et disponible, s’amuse. Personne n’imagine regarder son tél portable !
Le samouraï est une variante du jeu de Boal : « l’épée de bois parisienne ». Un personne face au groupe avec une grande épée imaginaire, coupe les têtes, ou les pieds, ou coupe en deux le reste du groupe, qui est en ligne face à lui, s’ils n’évitent pas la lame ! On se remplace.
La marmelade : (euh ???) Finalement, je me souviens avoir vu Fatima (Naje) animer ce jeu au cours d’une rencontre du Réseau : Tous en cercle, une personne au centre, celle-ci désigne du doigt quelqu’un, en disant, par exemple « marmelade ! » la personne doit gigoter comme une marmelade, et ses deux voisins doivent immédiatement faire l’image de la marmite à marmelade… « Lapin ! », le désigné fait dents et des pattes de lapin, les voisins doivent faire les oreilles, « avion ! », etc… On propose aussi des mots nouveaux, mais attention : les premiers gestes créés doivent ensuite rester les mêmes quand on les répète.
Occuper l’espace (espace que Manou rétricit progressivement, car on n’aura que 4x4m)
Marchez et une phrase du texte doit surgir, puis une autre, mais par une seule personne à la fois…»
Puis sur l’estrade : deux filages que Manou stoppe souvent, pour régler une image ou une scène.
LE SPECTACLE
La jokère explique le forum, puis propose un échauffement idéologique. Mais d’abord, pour briser la glace, « dites à vos voisins ce que vous avez mangé ce midi ». Ensuite, elle pose des questions sur les violences faites aux femmes : si tu penses OUI tu te lèves, tu penses NON tu t’assois. Elle propose beaucoup de poucentages de victimes, de témoins. Manou tient son cahier aide-mémoire à la main et se justifie simplement : « j’ai peur d’en oublier ! » La sincérité de son ton fait passer le côté formel du cahier. Elle termine par des brèves infos sur Boal, le TO, et le forum. Pour « STOP » ou « GO » Manou utilise deux petits disques épais, en métal, reliés par un fil, pour faire « kling » (D’autres jokers « clapent » dans leurs mains).
LE MODELE
L’histoire est simple, avec une mise en scénario que je trouve très claire, un texte minimal.
Scène 1 : Soirée au bar, on danse, deux hommes rentrent un peu bourrés, l’un regarde ostensiblement les fesses des filles, et finit par mettre la main aux fesses de la serveuse… Elle se retourne, se fige, réagit. Le copain du gars l’entraîne plus loin, on danse. Les autres consommateurs ne réagissent pas.
Scène 2 : Le lendemain, l’opprimée est au bar, un couple s’installe, le gars commande pour deux sans demander son avis à la femme. Le harceleur d’hier soir entre avec un panier en osier, plein de cadeaux pour la serveuse, « ce sont mes excuses ». Celle-ci remet rageusement les cadeaux dans le panier, en disant « bon, c’est pas grave », met le panier sous le bar, et s’avance face public.
En image : « pourquoi j’ai dit « c’est pas grave » ? FIN DU MODELE.
LE FORUM
Manou : « La situation jouée est réelle, vécue. Je suis votre jokère. Nous avons l’opportunité de penser, de tester, d’expérimenter ce qu’on aurait voulu faire, ou même ce qu’on ne ferait jamais dans la réalité, au théâtre… on peut ! Pour cela : soit venir sur scène, soit penser depuis sa chaise »
On rejoue la scène 1, et… kling ! Manou demande : « Vous avez vu quoi » ? « De l’indifférence » ! « Qui est opprimée » ? « Caro, la serveuse ».
«Caro, OK, on est donc d’accord. On peut aussi remplacer les autres personnages qui auraient pu aider. Vous me faites signe, je stoppe l’image avec mon kling, et vous venez sur scène. On ne remplace pas l’oppresseur, ce serait magique. Si vous voulez jouer la violence :faites-le au ralenti » ! Manou fait une démonstration avec l’acteur le plus grand, qu’elle pousse lentement et qui… valdingue quand même. Tout le monde rit. On y va ! 6 personnes du public interviendront, certaines 2 fois. 10 interventions au total, notamment :
-2 auto-remplacements où l’opprimée joue ce qui lui est demandé par la salle.
-4 premières interventions qui sont le fait… d’hommes ! Manou le fait remarquer.
-Des interventions sur l’alcoolisation plutôt que le sexisme.
-Une intervention contre l’homme qui décide de la consommation de sa compagne.
-Des interventions pour décider ensemble des règles de respect et les faire appliquer.
-2 interventions de la femme à l’origine de la scène, elle-même serveuse dans ce lieu.
Bravo quand les acteurs ont eu l’occasion d’improviser ! Marco : une bise « volée » au lieu d’une main aux fesses, Briag ingénu face à sa compagne remplacée, Eric qui milite pour le respect, etc…
A PROPOS DES PERSONNAGES
– Le gars harceleur était accompagné d’un ami. Après la main aux fesses, cet ami le détourne de sa victime en l’emmenant danser. Il s’agissait d’un changement de distribution. Jusque là, l’oppresseur arrivait accompagné d’une femme, mais l’actrice n’était pas disponible hier.
Discussion : Est-ce que ça change quelque chose ?.. A noter en tout cas que personne n’est venu sur scène hier soir tenter quelque chose face à ce personnage.
– Les indifférents : une femme continue à danser, un gars fait ses mots croisés au bar. La salle crie « il faudrait qu’ils réagissent ». La jokère annonce qu’on peut les remplacer.Nous discutons : dans le réseau TO certains jokers préfèrent en faire des alliés potentiels « neutres » à remplacer. D’autres favorisent que ces alliés potentiels soient eux-mêmes interpellés par la spec-actrice qui remplace l’opprimée. Je suggère que s’ils avaient une petite volonté visible, même très petite, même du genre « pensée à voix haute », on pourrait plus légitimement les remplacer « en accord avec leur volonté ».
LES REMPLACEMENTS, ET LES OPPRESSIONS PRESENTES DANS LE SCENARIO
LE NON CONSENTEMENT :
Outre la main aux fesses et ses suites (dont le panier-excuses) le public a bien repéré le gars qui commande (des boissons) pour deux, sans consulter sa compagne (rires pendant le modèle). Un remplacement sur scène a provoqué une intéressante discussion où le gars répondait « mais, moi je sais bien ce que tu aimes ! Je sais que tu aimes ça, non ? » etc… Manou avait alors très justement fait remarquer à la salle que ce dialogue pouvait se transposer… à propos des relations sexuelles !
Je pense à la scène sur le SIDA de Naje, qui fait le parallèle entre « moto sans casque » et « pénétration sans préservatif» scène où tous les termes étaient ambigus. Je soumets donc cette idée : modifier un peu le texte du modèle pour accentuer l’ambiguité, et peut-être essayer une fois de mettre cette scène sur le consentement, AVANT la scène de la main aux fesses ?
L’ALCOOL :
Les premières interventions ont consisté à ne pas laisser entrer le gars bourré, ou à ne pas le servir ! (ce qui est d’ailleurs la loi en France). Mais… l’équipe souligne qu’elle voulait parler de sexisme et pas précisément d’alcoolisme. L’alcool était d’autant plus présent dans cette séance, que DEUX gars rentraient (et pas un homme et une femme) et que les deux hommes étaient bourrés.
Idée : Et si on tentait une fois une variation ? Une « main aux fesses » sans que l’oppresseur soit sous alcool ? Après tout, l’alcoolisme n’est pas le seul moteur de l’agression sexiste !
LES REMPLACEMENTS DE L’OPPRIMEE PAR UN HOMME :
Le sujet est controversé, et les attitudes des jokers diffèrent d’un groupe TO à l’autre. Certains demandent à l’homme qui veut remplacer l’opprimée « joues-tu en tant qu’homme ou joues-tu une femme ? ». D’autres l’interdisent. Il me semble que l’important est de s’interroger : dans quelle mesure peut-on venir jouer sur scène une personne dont on ne partage pas la condition ?
Manou a fait remarquer à la salle que les premières interventions avaient été le fait d’hommes. La remarque est utile, car implicitement, certains pourraient se dire que la solution serait que les hommes viennent « libérer » les femmes opprimées?
Exemple de remplacement : la serveuse opprimée est remplacée par un homme barbu, en pull et jeans… « kling » Main aux fesses et réaction. Délicat pour l’oppresseur de lui dire « t’as vu quelle tenue provocante tu portes ? » Il faudrait à tous un sacré effort d’imagination pour y croire !
DEUX ACTEURS S’AUTO-REMPLACENT :
Le public : « il faudrait d’abord se mettre d’accord, dans ce bar, sur les règles de respect à énoncer et à faire appliquer ». Personne ne venant sur scène, la jokère demande aux acteurs de jouer cet accord préalable. Il n’y a pas d’opposant, et voilà le gars aux mots croisés, jusque là indifférent, en discussion avec l’opprimée. C’est passionnant, et il argumente très clairement pour plus de respect, etc… L’accord est donc joué et aboutit avec succès, mais il est joué entre acteurs, sans l’intervention d’un spectateur sur scène.
Remarquons que dans ce cas, c’est aux acteurs qu’incombe, avec les conseils reçus et leur savoir faire d’acteur, d’arriver ou pas à une solution.
Le public donne des conseils, mais ne s’entraîne plus à lutter.
Je repense à l’étape qui a précédé la naissance du théâtre forum. Boal et son équipe jouaient alors dans des villages, puis Boal demandait au public «que devrait faire l’opprimée ?» L’audience donnait des conseils de comportement, que l’actrice essayait alors de jouer. Et vint l’anecdote fondatrice du théâtre forum : ce jour là, le public n’était jamais satisfait de ce que l’actrice tentait, et une dame conspuait l’actrice : « ah si c’était moi, on verrait ça ! » si bien que Boal, tout à coup, la prit au mot et l’invita à jouer l’épouse sur scène ! (cf le début du livre de Naje https://www.reseau-to.fr/site/?p=2128)
Hier soir, au contraire, un accord (c’était la consigne donnée aux acteurs) avait bien été joué entre les consommateurs et la serveuse, et la solution, affichée, avait été approuvée par la salle. Le problème était-il résolu pour autant ? N’était-ce pas un peu « magique » ?
Il Restait à chercher comment obtenir cet accord entre consommateurs et personnel. Cela pouvait d’ailleurs faire l’objet d’une question à la salle « voilà notre image idéale, comment l’atteindre » ? (Ou même, devenir un forum à part entière).
LES REMPLACEMENTS PAR L’OPPRIMEE ELLE-MEME :
Pas par l’actrice, mais par la femme à qui c’était réellement arrivé.
elle est venue deux fois sur scène.
-Une fois elle a juste affiché au mur, avec un grand aplomb, un tableau avec les règles de respect.
-L’autre fois, elle a hurlé STOOOP ! dès que la main l’a touchée, elle a même dit éteindre la musique sur laquelle tous dansaient… Stupeur… et gros applaudissements spontanés.
Mais Anne nous raconte qu’après le spectacle, plusieurs personnes lui ont dit « …OK, super, mais moi, je n’oserais jamais faire ça » !
Nous discutons : avec une opprimée sûre d’elle, d’où semble émaner une grande autorité, ne laissons pas les autres se renvoyer à leur propre faiblesse et même se dire « c’est ma faute, je ne me suis pas défendue ». Mais que faire ? On se dit que l’important serait de questionner : et la salle et la spec-actrice « pensez vous que ce serait possible ? L’avez-vous déjà tenté ? Le feriez-vous dans la réalité ? » Mais ans oublier que le forum est là aussi pour qu’on puisse tenter ce qu’on n’oserait pas, ou qu’on pense qu’on ne pourrait pas faire dans la vie.
C’est d’autant plus vrai, que cette femme n’avait justement pas su quoi faire quand ça lui était réellement arrivé… d’où ce forum !
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Voilà. On se fait des bises de loin. Briag me ramène à la gare, au pied du plateau des 1000 vaches. Les autres rangent. Je suis vraiment ravi d’être venu. Merci à toutes et tous de votre accueil, c’était sympa et chaleureux !
Les trains sont quasi vides, les « distances sociales » sont respectées, j’arrive chez moi un peu avant minuit, le confinement ne commence officiellement que dans 36 heures…
Corrigé après relectures de Manou, Léa, et d’autres de Et Toc ! Le 31/03/2020
on en est à deux semaines de confinement, mais j’ai l’impression d’une décennie depuis ce 14 mars !
Amicalement JF Martel